Le “Cadeau” de Elena Molokhovets
Best seller des livres de recettes en Russie, le livre de cuisine russe d’Elena Molokhovets (1831-1917), “Cadeau aux jeunes maitresses de maison”, a été publié à près de 300 000 exemplaires et 29 éditions de son vivant, et si, dans sa première édition en 1861, année de la libération des serfs, il y avait près de 1500 recettes, la dernière édition en 1917 en contenait près de 4500. Elena Molokhovets compile les recettes de cuisine de l’empire russe mais donne également des conseils pratiques pour les jeunes femmes : comment tenir sa maison, comment mettre sa table, des conseils de bienséance comme de médecine.
Elena Ivanovna Bourman nait le 23 avril 1831 à Arkhangelsk où son père est chef des douanes. Elle reste orpheline à l’âge de 14 ans et sa grand-mère la fait entrer à l’Institut pour les jeunes filles nobles de Saint Pétersbourg, le fameux Institut Smolny où elle restera de 1845 à 1848. Fondé par Catherine la Grande en 1764 sur initiative d’Ivan Betzkoï, l’Institut dispense son enseignement aux jeunes filles de la noblesse et de la bourgeoisie: instruction religieuse, langues nationales et étrangères, littérature russe, géographie, arithmétique, histoire, musique, danse, dessin, morale, bonnes manières, économie domestique et sports. Une éducation d’exception mais à la dure: lever à 6 heure du matin, une alimentation que Nicolas Ier considérait comme pire que celle de ses soldats… Et les cours de cuisine étaient inexistants: le cuisinier permettait aux élèves de couper la viande et les légumes, puis elles devaient regarder la suite de loin. Elles n'étaient pas autorisées à toucher la poêle. A l’époque où elle est à l’institut, le but de cette éducation est de former de bonnes maîtresses de maison. Elena en sort avec d’excellents notes (ses notes pour le cours de cuisine ne sont pas mentionnées), un bracelet d’or, une bible et une dot. De retour à Arkhangelsk, Elena épouse l’architecte Franz Franzevitch Molokhovets de 11 ans son ainé. Ils déménagent peu après à Koursk pour le travail de Franz. Ils auront 10 enfants. Jusqu’à la publication du livre d’Elena, la famille vit chichement. On peut supposer que les recettes et conseils d’économie domestique ont été mis à l’épreuve plus d’une fois avant d’être publié.
Après quelques années, et la publication d’un second tome, Elena et son éditeur comprennent qu’ils ont trouvé là un filon. Le troisième tome paraît en 1880, c’est une collection hétéroclite de conseils et d'instructions d'hygiène pour prendre soin de la volaille et du bétail. Le projet suivant est une version abrégée du «cadeau» avec un ensemble de plats simples pour les personnes à faible revenu. Le couple, grâce aux rentrées d’argent générées par la publication des livres, déménage à St Pétersbourg où ils ont pu acheter un appartement, 57 prospekt Souvorov, appartement 17, non loin de l’institut Smolny.
Contrairement à la légende, son livre donne des proportions pour 6 à 8 personnes sauf exception. C’est la première à donner les quantités exactes pour chaque ingrédient. Elle propose des menus (près de 900) à différents prix qui vont de 50 roubles (sans le vin) pour un banquet de 25 personnes à 2 roubles pour un déjeuner ordinaire, en soulignant que ces prix sont indicatifs en raison de l’inflation éventuelle. Elena ne se contente pas de ses conseils domestiques et de ses recettes. En 1854, elle compose une polka, aujourd'hui perdue. Elle écrit un manuel de français pour les enfants puis travaille sur ue encyclopédie médicale pour ceux dont le médecin habite trop loin. Le livre contient pas mal de conseils, dont les effets curatifs sont douteux: Si vos mains transpirent - "... au printemps, prenez une jeune grenouille et tenez-la dans vos mains jusqu'à ce qu'elle devienne glaciale." Dans le cas de douleurs à l'accouchement, "... plus que jamais, la prière et une demande d'aide d'en haut aident ...". L'encyclopédie suscite la colère de la Société russe pour la protection de la santé publique, qui accuse Elena de charlatanisme et de soif de profit.
En 1966, peut après son installation à St Pétersbourg, Elena rencontre la fanatique religieuse Evgenia Tyminskaya, qui affirme qu'elle, en tant que médium, maintient le contact avec l'âme des morts. Cette rencontre est pour l’écrivain un choc spirituel qui provoque chez elle en 1866, comme elle l'écrit dans son journal intime, l’ouverture vers la lumière... A partir de ce moment Elen ane peut plus être raisonnée par quoi que ce soit. À travers le médium, elle reçoit des conseils de divers saints et de la mère de Evgenia Tyminskaya, une bienheureuse aveugle. Les esprits disent à Elena ce qu'elle savait déjà, à savoir que le tsar est l’envoyé de Dieu, porteur de la volonté du Tout-Puissant, qu’il est le berger spirituel tourmenté par le renoncement religieux de la Russie et que le salut de son pays et même de toute l'Europe réside dans la vraie foi orthodoxe. Dans un rêve, elle est chargée de prier pour le salut des bannières du régiment Semenovsky pendant la guerre russo-turque. Le lendemain matin, elle achète 200 petites icônes pour la compagnie de son neveu George, qui est sur le point de partir en guerre. Il va sans dire que les 200 soldats sont revenus sains et saufs de la guerre. Dans un autre rêve, elle et Alexandre II voyagent dans une voiture à Berlin, où le tsar a agité ses mains dans une rue bondée, sans attirer l'attention de personne. Elena comprend qu'il s'agit d'un indice du manque de soutien allemand pendant la guerre. Le 1er mars 1882, exactement un an après son assassinat, Alexandre II, pour ainsi dire, se tourne vers elle pour les croyants du peuple russe. Ils doivent s'unir, et alors la grâce divine leur rendra visite, afin qu'ils puissent attirer d'autres dans le troupeau de Dieu. «Je ne suis qu'un outil d'en haut pour calmer les autres», écrit-elle dans son journal.
Dans le contexte très à la mode de l’antroposophie de Rudolf Steiner, la théosophie de Elena Blavatsky et du rosicrucisme, le cas d'Elena Ivanovna Molokhovets (1831-1918) semble unique et pas seulement dans l'histoire du mouvement spirituel russe. Son travail est une combinaison originale des idées de l'orthodoxie, du spiritisme, de l'occultisme et du nationalisme, une combinaison qui peut être qualifiée de “national-spiritualisme religieux”, dont nous ne connaissons pas d’autres exemples dans l'histoire du mouvement spirituel mondial. Cependant, à l’époque où les jeunes femmes rêvent d’émancipation, de couper leur natte, oû le nihilisme nait, le parcours de Elena semble étrangement rétrograde. Son mari meurt en 1889, un de ses fils durant la guerre russo-japonaise en 1905 (il sera inhumé en mer), sa fille unique meurt en 1909, ainsi que 6 autres enfants et son plus jeune fils est interné en asile de fous. Elena ne se laisse pas distraire par la tristesse, elle continue à écrire, persuadée d’être investie d’une mission : être le pilote d’une Russie en perdition.
Elle écrit un certain nombre de livres et de brochures avec des titres tels que “Défense de l'Église orthodoxe russe”, “Brève histoire de la construction de l'univers (avec une carte jointe, en couleurs)”, “Monarchisme, nationalisme et orthodoxie”, “Le secret de notre chagrin et de notre confusion”, “Le mystère du chagrin, la révolte de notre temps et l’ancre du salut pour les atteintes à l'infidélité, le meurtre, le suicide et l'immoralité extrême (du domaine du spiritisme).” Les noms sont impressionnants, mais les livres sont pleins de discours verbeux sur la religion et le mysticisme et sont illisibles. Ce n'est qu'occasionnellement qu'il y a quelque chose de concret. Par exemple,l'auteur donne des conseils sur le système étatique (le nombre de ministères devrait être porté à 5-6) et explique comment limiter la prostitution: les bordels doivent être déplacés hors de la ville, de chaque côté, pas plus d'un, il faut construire un mur de briques autour, et laisser rentrer les hommes uniquement avec accord du médecin.
Le succès du “Cadeau aux jeunes maîtresse de maison” reste un best seller durant toute cette erance spiritiste. Il provoque de nombreuses imitations, facilement reconnaissables et amusantes, mais qui provoque mécontentement et irritation chez Elena. Toute une série de livres de cuisine sont apparus avec des auteurs aux noms de famille très similaires et des titres presque identique, par exemple: “Un nouveau cadeau pour les jeunes maîtresses” par un certain Morokhovets. Morokhovtsov publie “Un cadeau complet aux jeunes maîtresses”, Malkovets: “Un cadeau cher aux jeunes maîtresses”. E. Malokhovskaya ne se donne même pas la peine de trouver un nouveau nom et publie un livre de cuisine, “Un cadeau pour les jeunes maîtresses”. “Un vrai cadeau pour les jeunes femmes au foyer”, avec un auteur qui se cache impudemment derrière les initiales de Elena. pour éviter les atteintes aux droits d’auteurs, Elena Molokhovets met sur la page de titre un cachet avec son autographe et un avertissement qu’en cas d’abus les plagiaires seront poursuivis au tribunal. Elle fait publier même un avis dans le journal Novoïe Vremia en novembre 1907. Elle consacre néamoins plus de temps à sa mission et envoie toutes ses brochures à un célèbre critique, Vasily Rozanov, à qui elle rend visite en mai 1911. Rozanov publiera dans le Novoïe Vremia un récit de cette visite sans concessions pour la pauvre vieille dame. La publication de son journal ne nous donne que peu d’informations sur sa vie personnelle. Il s’agit une fois encore de ses pensées sur sa mission… Elle meurt à Petrograd en 1918 dans un monde en pleine destruction. Elle est enterrée avec son père au cimetière luthérien Volkovskoïe de St Pétersbourg.
Plusieurs éditions abrégées paraitront après la révolution à l’étranger dont une à Sitka (Alaska) en 1936. Pendant la période soviétique, ce livre tombe en défaveur, en partie à cause du langage employé : on citait volontiers quelques phrases du type “… de tels poissons (gardons) sont bons pour les gens (les domestiques) ou les soupes de carême…” et d’autres part les proportions paraissent exagérées à une époque où il est difficile de trouver les ingrédients. La recette du baba, par exemple qui nécessite 60 jaunes d’oeuf pour 1,4 kg de farine. En 1939 sort un nouveau livre de cuisine destiné à la ménagère soviétique, le “Livre de la bonne et saine nourriture” sous la direction d’Atanas Mikoyan, commissaire du peuple de l’industrie alimentaire. Le “Cadeau aux jeunes maitresses de maison” semble définitivement enterré…
Néanmoins, ce livre a continué à être utilisé dans les familles de l’émigration russe et en 1992, une adaptation anglaise de Joyce Toomre est parue aux États Unis. Les recettes d’Elena Molokhovets doivent nécessairement être adaptées car elles sont souvent destinées à de grandes tablées, à un mode d’existence plus luxueux. Le mode de cuisson, de préparation et de conservation a également bien changé depuis le XIXe siècle avec l’apparition des réfrigérateurs, des cuisinières à gaz ou électriques ainsi que des appareils ménagers. Et pourtant, le livre depuis la pérestroïka redevient à la mode aussi en Russie. Les ingrédients sont de nouveau faciles à trouver. Plusieurs éditions modernes et un site http://www.molohovetc.ru permettent de retrouver ses recettes en russe.